Depuis deux semaines, les commentaires positifs et négatifs se multiplient au sujet des footballeurs français d’origines africaines qui ont gagné la Coupe du monde 2018. Même l’ex-président américain Barack Obama ou le président vénézuélien Nicolas Maduro se sont saisis du sujet, pour des raisons différentes. Entre racisme, panafricanisme et incompréhensions culturelles, la polémique enfle, y compris en France où le débat semblait dépasser depuis la victoire au Mondial 1998 et le thème « Black-Blanc-Beur ». Le sociologue Patrick Mignon et l’historien Yvan Gastaut reviennent pour rfi.fr sur cette affaire.
RFI : Une victoire en Coupe du monde de football a-t-elle déjà suscité un débat aussi peu lié à des aspects purement sportifs que le sacre des « Bleus » au Mondial 2018 ?
Patrick Mignon : Je crois que, depuis l’origine, toutes les Coupes du monde ont toujours suscité, quelque part, des lectures politiques. Mais c’est vrai que dans le cas français, la Coupe du monde 2018 se rapproche de celle de 1998 pour ce qui est de l’interprétation politique ou pour ce qui est de l’usage politique qui ont été faits de cette victoire.
De même que lors du Mondial 2010, même s’il n’y a pas eu de victoire des « Bleus », il y a aussi eu un très fort usage politique de ce qu’il s’est passé en Afrique du Sud [Grève des joueurs de l’équipe de France suite à l’exclusion de l’attaquant Nicolas Anelka, Ndlr].
Yvan Gastaut : On peut dire que c’est surprenant, effectivement, d’avoir dans un second temps, après la célébration de la victoire […], un second débat venu de l’extérieur, essentiellement. Un débat provoqué par le regard qu’on a eu sur la France autour de son modèle d’intégration, autour de la question des enfants issus de l’immigration, autour des apports qui ont constitué la société française.
Et c’est une question extrêmement inscrite dans le temps et très historique en quelque sorte. Oui, du coup, cela montre bien qu’on a dépassé le sport à cette occasion. On a voulu, en utilisant le football finalement, commenter un petit peu ou faire des analyses sur la société française vue de l’extérieur.
L’ex-président américain Barack Obama, le président vénézuélien Nicolas Maduro ou même un présentateur de télé américain (Trevor Noah) ont évoqué le sujet.Que pensez-vous de cette polémique à l’international sur les racines africaines des footballeurs français, champions du monde 2018 ?
Patrick Mignon : J’identifie des choses différentes. D’un côté, si on reprend l’humoriste américain Trevor Noah, on a une sorte d’expression de la manière américaine de traiter la question des identités. Si on prend Nicolas Maduro, on a un discours tiers-mondiste. Si on prend des Italiens et Matteo Salvini [le ministre de l’Intérieur italien, Ndlr], on a là un discours nationaliste, xénophobe et raciste qui est présent de plus en plus fortement en Europe. Si on va du côté du magazine burkinabè qui a, semble-t-il, lancé un petit peu l’affaire, il y a quelque chose qui relève de la revendication d’un continent, de sa part dans un événement français.
On a aussi la réaction de Barack Obama, une réaction plus distanciée. Et il y aussi celles des joueurs français. Il y a donc une polémique portée par des points de vue assez radicalement opposés et très différents, sur des modes très différents eux aussi. Certains sont très offensifs ou d’autres humoristiques.
Mais ces réactions renvoient au fond à la question : « Qu’est-ce que c’est que célébrer la victoire d’une équipe nationale ? » Un débat qui, aujourd’hui, ne se pose pas de la même manière dans tous les pays. Parce que tous les pays n’ont pas pour caractéristiques d’avoir une équipe nationale composée de personnes issues de différentes vagues d’immigration. Pour certains, ça fait des générations. Pour d’autres, c’est plus récent. Il n’y a pas beaucoup de pays qui ont cette caractéristique. Il y a la Belgique et l’Angleterre. Les Pays-Bas n’étaient pas à la Coupe du monde 2018 mais ils auraient aussi été assez proches d’une problématique française. Et puis, bien sûr, sur le continent américain, dans quasiment tous les pays on peut interpréter les événements sportifs à partir d’une grille identitaire.
Yvan Gastaut : C’est extrêmement intéressant parce que cette polémique permet à des historiens comme moi de vraiment trouver un cadre d’analyse sur le sujet qui m’anime depuis des années ; c’est-à-dire le rapport de la France à ses immigrés ou à ses descendants d’immigrés, ou à des personnes issues de la colonisation.
En fait, on s’aperçoit ici d’une vraie nouveauté. Ou en tout cas, quelque chose qui apparaît comme extrêmement novateur. L’analyse serait finalement de dire que la France est en train de négliger à juste titre les appartenances de ses joueurs puisque la plupart des commentaires – et on a plein d’exemples qui le montrent – n’ont absolument pas mis en avant les origines des joueurs. Ces commentaires n’ont absolument pas mis en avant les origines des joueurs avant, pendant et même durant les heures qui sont suivi cette Coupe du monde.
Donc, du coup, on a cette notion de vivre ensemble, cette notion d’unité, cette notion de République qui a été portée par les joueurs. Du coup, on avait un petit peu oublié voire évacué la notion « black-blanc beur » qui avait été celle de la victoire au Mondial 1998, où, là, on avait montré les différences.
Et, finalement, cette question est revenue par l’étranger, via le regard extérieur qu’on a pu avoir sur la France et qui en dit beaucoup, qui en dit long sur plusieurs choses.
Ce regard extérieur, en gros, c’est une manière de racialiser la France, de lui donner une dimension ethnique qu’elle tente de quitter, qu’elle tente de délaisser en quelque sorte pour dire que l’intégration est acquise. Or, à l’extérieur, on la renvoie à cette dimension pour de bonnes et pour de mauvaises raisons. Et c’est ça qui est intéressant. C’est que ce racialisme ou cette mise en ethnicité nous amènent à réfléchir au fait qu’on a eu des tweets, des réactions racistes et amères disant que la France n’est pas le vrai vainqueur, mais que le vrai vainqueur de la Coupe du monde, c’est l’Afrique.
Alors, évidemment, on y voit un caractère éminemment raciste venu notamment d’un certain nombre de pays d’Europe. Je pense à la Pologne ou à l’Italie, même si ce n’est pas toute la Pologne et pas toute l’Italie. Mais, quand même, il y a des gens qui ont réagi comme ça, y compris en Croatie.
Et, d’autre part, on a dans un autre sens, notamment venue d’Afrique, cette idée consistant à dire qu’il y a effectivement une part de l’Afrique présente, puisqu’un certain nombre de joueurs sont des descendants du continent africain.
C’est aussi une forme de racialisation qui nous dit aussi autre chose. A savoir que la société française n’est pas vraiment très bien connue, voire même pas comprise à l’extérieur. Quelque part, cela aurait tendance à nous rendre un peu optimiste quant à l’idée qu’il y aurait une sorte de modèle français. Ce modèle français, qu’on a beaucoup critiqué, semble se revitaliser grâce à ces regards extérieurs qui lui donnent une sorte d’originalité ; que ce soit d’ailleurs pour le critiquer ou bien au contraire pour le mettre en avant.
Un peu partout à l’étranger, on célèbre ou on critique les racines africaines des champions du monde 2018. En France, en revanche, l’existence de ce débat sur les origines des joueurs semble surprendre, voire parfois agacer. Qu’en pensez-vous ?
Patrick Mignon : On sait qu’en France, il y a un groupe politique [l’extrême-droite, Ndlr] qui en a fait son aliment. Depuis 1996, par une prise de position officielle, il a considéré que l’équipe de France ne pouvait pas représenter la France parce qu’elle était composée avec des joueurs noirs. Cet argument a été repris en différentes occasions.
Ça agace également parce qu’une critique a déjà été formulée, notamment par le monde politique et intellectuel… C’est-à-dire qu’en 1998, la France « Black-Blanc-Beur » avait été, quelque part, une sorte d’illusion de la résolution des problèmes. […]
Globalement, ceux qui se sont attachés à suivre l’équipe de France sont plutôt sortis de cette problématique. Donc, c’est quelque chose qui a agacé parce que, d’une certaine manière, c’est revenir sur une chose sur laquelle on ne pouvait pas revenir. A savoir que la société française est faite de gens qui sont d’origines différentes.
D’autant que, cette fois-ci, les origines des personnes concernées ne sont pas seulement européennes, comme cela a pu être le cas à l’époque des immigrations polonaise et espagnole. Cette fois les origines sont liées à des gens venant de l’ex-empire colonial. Ça, c’est ce qu’a remarqué l’humoriste américain Trevor Noah. Il a insisté là-dessus. Maduro aussi a insisté là-dessus. Ils renvoient ainsi à un problème qu’en France, on a peut-être du mal à aborder.
Yvan Gastaut : Oui. Cette notion des origines africaines agace. Si cette question agace, c’est bon signe pour la France, me semble-t-il. Parce que cela voudrait dire qu’on a quand même dépassé le débat, en France.
Il ne faudrait toutefois pas qu’on sombre aussi dans une sorte d’autosatisfaction et qu’on se considère comme supérieurs. […] Ce débat, il y a des personnes qui l’ont véhiculé. Certains le véhiculent encore ici, en France. Mais ils sont tellement minoritaires et tellement inaudibles qu’on n’en entend plus parler. Je pense à Henry de Lesquen, au Club de l’horloge etc. qui ont encore ce type de discours. C’est Jean-Marie Le Pen qui avait tenu ce discours en 1996. Et, finalement, la réponse avait été la victoire de 1998 à la Coupe du monde. Le Pen avait pourtant dit : « On ne peut pas considérer que tous ces joueurs noirs ou issus de l’immigration africaine représentent l’équipe de France. »
Vingt-cinq ans après, on n’en est plus là. On a évolué dans ce contexte et ces voix se sont quasiment éteintes. En revanche, elles nous reviennent de l’extérieur. Donc, du coup, les commentaires qu’on peut faire, c’est qu’on nous ramène à cette réalité qu’on essaie de dépasser. A savoir que, quelque part, la France aurait grâce à cette Coupe de monde gagné du crédit sur elle-même, pourrait se regarder avec plus de satisfaction qu’elle ne l’a fait avant parce que, justement, elle se rend compte que ce débat chez nous est dépassé alors qu’il est encore omniprésent quand on regarde la France ailleurs.
Beaucoup de personnes en Afrique, personnalités ou anonymes, assurent que les footballeurs français en question sont surtout talentueux en raison de leurs racines africaines. Que pensez-vous de cette perception des choses et comment peut-on la qualifier ?
Patrick Mignon : La question du talent lié à une origine culturelle, raciale est un sujet que, en France et dans beaucoup d’autres pays, on essaie de remettre en question. On ne veut pas lier le talent à l’origine raciale.
Il se trouve que des joueurs africains ont du talent. Ceux qui ont du talent en équipe de France ont, pour beaucoup, des origines africaines. Est-ce qu’on va considérer que ce talent est lié à leurs origines ? Oui, peut-être, mais de quelle façon ? Il faut aller assez loin dans les analyses.
Mais on sait aussi que les footballs sont aujourd’hui des footballs dont l’efficacité vient de la capacité à lier différentes traditions de jeu. Dans certains cas, c’est « successful », comme en France. S’il y a une marque africaine dans le football français, elle est peut-être aussi améliorée et transformée en termes de performances par quelque chose qui serait la formation à la française.
Dans le cas du Brésil, par contre, ça ne porte pas chance puisque, a priori, le fait que les joueurs brésiliens s’exportent beaucoup et qu’ils importent ensuite le jeu européen à quelque peu cassé le leur.
Ce sont donc des questions quasiment irrésolubles, au fond. Ce qu’on peut dire, en revanche, c’est que beaucoup de gens sur la scène internationale sont le fruit d’un métissage ethnique, politique ou culturel. Ça en fait des individus remarquables, que ce soit Barack Obama, un Trevor Noah d’origine sud-africaine ou que ce soient les joueurs de l’équipe de France de football.
Yvan Gastaut : Je la récuse, cette vision ! Parce qu’elle est une manière de renvoyer chacun à sa race ! Cela signifierait qu’il y aurait une race féline, une autre de viking plus besogneuse. Tout ça me semble complètement obsolète. Aujourd’hui, l’image qu’on a de l’Africain n’est plus seulement l’idée de la panthère ou de la gazelle. Ce sont des stéréotypes éculés en France, me semble-t-il.
C’est vrai qu’en France, pendant longtemps, on considérait que les joueurs venus d’Afrique ne pouvaient pas être avant-centre ou gardien de but. Tout ça parce qu’ils n’étaient pas, au niveau de leurs gènes, aptes à cela. Ils étaient plutôt censés être des porteurs d’eau, des numéros 6 qui devaient prendre le ballon et le donner ensuite aux Blancs.
Je crois que cette position doit être dépassée. On a des joueurs talentueux à tous les niveaux. Talentueux, on ne l’est pas par essence, non pas par les gènes, non pas par cadre racial ! On l’est par sa formation, par les hasards de la vie, par un talent qu’on va cultiver ou qu’on a parfois eu très tôt durant sa jeunesse. Tout ça peut faire un très bon footballeur. Mais on ne peut pas considérer qu’il y a des spécificités raciales en fonction de telle ou telle catégorie de personnes. Ce serait vraiment reculer de nombreux pas sur ce sujet…
Patrick Mignon est sociologue, spécialiste du sport, auteur de plusieurs publications sur l’univers du sport et notamment du football.
Yvan Gastaut est historien, maître de conférences à l’université de Nice Sophia Antipolis, auteur de plusieurs publications sur les problématiques migratoires et/ou celles du sport.
Source: rfi.fr